Esther Duflo : « Plus on aide les gens, plus ils sont aptes à sortir de la trappe à pauvreté »

7 January, 2020

Esther Duflo : « Plus on aide les gens, plus ils sont aptes à sortir de la

trappe à pauvreté »

La lauréate du prix Nobel d’économie 2019 explique, dans un entretien au

« Monde », comment la méthode expérimentale qu’elle et ses colauréats

pratiquent depuis quinze ans a révolutionné la façon de faire de

l’économie.

Propos recueillis par Laurence Caramel

<https://www.lemonde.fr/signataires/laurence-caramel/> et Antoine Reverchon

<https://www.lemonde.fr/signataires/antoine-reverchon/> Publié le 03

janvier 2020 à 14h32 - Mis à jour le 04 janvier 2020 à 13h04

[image: La lauréate du prix Nobel d'économie 2019, Esther Duflo, à Paris,

le 16 décembre 2019.]

La lauréate du prix Nobel d'économie 2019, Esther Duflo, à Paris, le 16

décembre 2019. JEAN-LUC BERTINI POUR LE MONDEhttps://

www.lemonde.fr/idees/article/2020/01/03/esther-duflo-il-faut-cesser-de-s...

Esther Duflo, chercheuse au Massachusets Institute of Technology (MIT), a

reçu le 14 octobre 2019 le prix de la Banque de Suède en sciences

économiques en l’honneur d’Alfred Nobel. Elle est ainsi la plus jeune

(46 ans), l’une des deux seules femmes (après Elinor Ostrom en 2009) et le

quatrième lauréat français (contre 62 Américains) de ce prix. C’est

l’originalité de ses travaux sur la pauvreté dans les pays en développement

que le jury du prix Nobel d’économie a voulu récompenser.

De quelle façon votre travail renouvelle-t-il la façon de faire de

l’économie du développement ?

Je travaille sur la vie économique des plus pauvres dans le monde. Notre

démarche au sein du Laboratoire d’action contre la pauvreté (Abdul Latif

Jameel Poverty Action Lab, J-PAL) a consisté à cesser de se poser de

grandes questions pas très définies, comme « quel type de croissance

faut-il promouvoir dans les pays en développement ? » ou « quelles sont les

“bonnes” politiques de développement ? » ou « quelles sont les causes de la

pauvreté ? », pour aller vers des questions beaucoup plus précises avec, du

coup, la possibilité d’y apporter des réponses plus précises et donc plus

utiles. Il s’agit d’une rupture méthodologique par rapport à ce qui se

pratique communément dans ce domaine.

Lire aussi Esther Duflo ou l’ambition de faire quelque chose d’utile

<https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/01/03/esther-duflo-ou-l-ambiti...

Par exemple, l’un des premiers sujets sur lesquels nous avons travaillé est

l’éducation, car nous savons que les pays où le capital humain est

important croissent plus vite. Mais l’économiste ne peut pas se contenter

de dire à un gouvernement qu’il doit éduquer sa population. Il doit

répondre à des questions plus précises : comment faire pour que les enfants

aillent à l’école ? Mais cela ne suffit pas non plus : comment faire pour

qu’ils y apprennent quelque chose ? Quelle organisation, quels moyens

permettent d’y parvenir ? Et, plus précisément encore, faut-il diminuer le

nombre d’élèves par classe ? Faut-il plus de livres, de tables, de

cahiers ? Il se trouve que sur ces deux sujets les expériences que nous

avons menées ont contredit les croyances.

Nous avons pris des échantillons significatifs d’écoles, que nous avons

réparties en deux groupes. Dans les unes, on a fortement réduit la taille

des classes, mais pas dans les autres. C’est comme pour les essais

cliniques de médicaments, où le groupe test bénéficie d’un traitement, mais

pas le groupe témoin. On peut ainsi comparer les résultats, au bout d’une

certaine période. Ces groupes sont composés de manière aléatoire sur des

échantillons suffisamment grands pour qu’il soit possible d’en tirer des

conclusions. Certes, on laisse au passage beaucoup d’autres questions qui

ne sont pas traitées, mais on récolte au moins deux informations utiles :

1) est-ce que réduire la taille des classes améliore ou pas les résultats

scolaires ? 2) est-ce que les difficultés scolaires viennent d’autres

difficultés que la taille des classes ?

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Nos recherches permettent ainsi de comprendre ce qui marche et ce qui ne

marche pas, mais aussi d’accumuler brique après brique des éléments de

connaissance. Quand on accumule des dizaines, des centaines d’expériences,

on commence à dessiner une image plus globale de la façon dont ça

fonctionne, et de ce qu’il faudrait changer. C’est beaucoup plus efficace

que d’élaborer une politique à partir de grands principes.

Et, en l’occurrence, qu’ont donné vos expériences sur la taille des classes

et les moyens supplémentaires ?

Que ça n’avait aucun effet sur la performance moyenne des élèves… Idem sur

la distribution de manuels. Dans les deux cas, ce sont les bons élèves qui

en profitent le plus. Nous avons constaté que le problème venait plutôt de

la pédagogie. Dans les pays qui ont été colonisés, les programmes scolaires

sont demeurés très élitistes du fait de l’héritage de systèmes dont le but

était de former une minorité de personnes pour faire fonctionner

l’administration. Cette situation, qui conduit par exemple en Inde à

maintenir des manuels scolaires en anglais, alors que ce n’est que la

troisième langue du pays, est très excluante et peut expliquer que beaucoup

d’enfants décrochent.

Article réservé à nos abonnés Lire aussi Esther Duflo, un choix inédit

pour le Nobel d’économie 2019

<https://www.lemonde.fr/economie/article/2019/10/15/esther-duflo-un-choix...

Des programmes d’enseignement ciblé sur les élèves en difficulté, pendant

une partie de la journée ou de l’année, à l’école ou hors du cadre

scolaire, permettent de corriger cette situation – en anglais : *teaching

at the right level*. Nous l’avons constaté en Inde, où ces programmes de

soutien, d’abord lancés en coopération avec l’ONG Pratham, sont maintenant

généralisés dans plusieurs Etats et concernent près de 5 millions d’élèves.

Notre projet est d’étendre cette approche en Afrique. Une première

expérience a déjà été menée au Ghana.

Le plus difficile est d’identifier les moyens qui permettent au corps

enseignant et à toutes les personnes qui doivent contribuer à la mise en

œuvre des programmes de s’approprier ce qui leur est proposé. On ne peut

dire simplement : « C’est comme cela qu’il faut faire. » Il faut une

implication du haut de la hiérarchie. Il n’y a d’effets massifs que s’il y

a un relais institutionnel, une implication du gouvernement, mais celle-ci

doit descendre jusqu’à son incarnation locale : les vraies décisions sont

locales. C’est à ce niveau que nous travaillons.

Certaines idées reçues continuent de façonner les politiques de lutte

contre la pauvreté, quelle est la plus dommageable selon vous ?

L’une des plus répandues est qu’aider les gens les rendrait paresseux et

les encouragerait à profiter du système. Tous les dispositifs d’aide aux

plus pauvres, que ce soit dans les pays riches ou dans les pays en

développement, sont construits sur cette croyance et possèdent de ce fait

une dimension punitive. Or nos expériences montrent que c’est le contraire

qui est vrai : plus on aide les gens, plus ils sont capables de repartir

d’eux-mêmes, plus ils sont aptes à sortir de la trappe à pauvreté dans

laquelle ils étaient enfermés.

Le programme mené au Bangladesh par l’ONG Bangladesh Rural Advancement

Committee (BRAC), qui a consisté à allouer aux plus pauvres un capital sous

la forme de quelques animaux ou d’un pécule permettant de commencer un

petit business tout en les accompagnant pendant dix-huit mois, en a fait la

démonstration. Il a été répliqué et évalué dans six autres pays et cela a

conduit aux mêmes conclusions. Une proportion importante de bénéficiaires

sont sortis durablement de la pauvreté ; ils sont en moyenne 30 % plus

riches, en meilleure santé, mieux éduqués ; en pouvant nourrir leur

famille, ils ont aussi reconquis une position de dignité dans leur

communauté. Aujourd’hui, une quarantaine de pays ont institutionnalisé ce

mode de transferts, en réunissant des consortiums de donneurs privés.

Lire aussi Le Nobel d’économie à Esther Duflo, Michael Kremer et Abhijit

Banerjee pour leurs travaux sur la lutte contre la pauvreté

<https://www.lemonde.fr/economie/article/2019/10/14/le-nobel-d-economie-a...

Une autre expérience, au Ghana, proposait à deux groupes de travailler à la

fabrication de pièces textiles, mais seul un des deux groupes recevait en

plus une aide financière. Ce sont eux qui se sont avérés plus productifs et

plus efficaces, car le pécule les mettait à l’abri des autres

préoccupations que devait affronter le groupe témoin : se soigner, payer

l’éducation des enfants, etc.

Pour lutter contre l’extrême pauvreté, il faudrait donc d’abord changer

d’attitude à l’égard des populations concernées ?

Oui, il faut cesser de se méfier des pauvres. Avec Abhijit Banerjee, nous

proposons la création dans les pays pauvres d’un revenu universel « ultra

basique » qui permette d’assurer à toute personne un seuil de revenus

au-dessous duquel il ne pourra pas tomber, permettant de se nourrir, de se

loger. Et cela sans contrepartie.

Et pourquoi pas dans les pays riches ?

Cela coûterait très cher, car la définition d’une « vie digne » n’est pas

qu’une question d’argent, mais de place dans la société. Un tel revenu de

base ne peut pas être universel, mais ciblé en fonction d’un objectif,

permettre à chacun de jouer son rôle dans la société.

L’aide internationale au développement devrait-elle financer ce revenu

universel ?

Dans les pays fragiles ou en conflit, cela me paraîtrait assez justifié que

l’aide soit en partie utilisée pour cela. Il faudrait commencer par mettre

en place des infrastructures qui permettent de transmettre facilement de

l’argent aux personnes. Les nouvelles technologies – par le biais des

téléphones mobiles par exemple – rendent cela possible dans de nombreux

pays. Ces dispositifs pourraient s’avérer très utiles dans les cas de crise

ou de précrise (sécuritaire, agricole, climatique…) pour éviter que la

situation de se détériore davantage pour les plus démunis. La prévention

des conflits doit être une priorité de l’aide ; elle doit donc être en

mesure d’apporter des réponses dans l’urgence.

Quelle autre priorité attribuez-vous à l’aide ?

Il me semble que l’aide devrait accompagner les gouvernements dans la

recherche d’innovations sociales qui permettent de faire réellement la

différence en matière de développement dans la durée. Saucissonner le

financement entre des projets successifs adoptés au coup par coup ne sert

pas à grand-chose. Construire trente écoles ne rime à rien s’il n’y a pas

derrière une vision plus globale de l’éducation.

Le prix Nobel a été jusqu’ici le plus souvent attribué à des économistes

américains âgés, et plutôt pour la « beauté » de leurs modèles théoriques

macroéconomiques. Que signifie pour vous l’attribution du Nobel 2019 à une

femme, jeune, française, adepte d’une approche expérimentale et

microéconomique ?

Ce prix Nobel reflète l’évolution très rapide du travail en économie du

développement, qui est de fait devenu de plus en plus expérimental. Mais

cette évolution ne s’est pas faite de façon isolée de l’avancée d’idées

économiques plus globales.

Le prix est collectif, il a été décerné à trois personnes, toutes membres

du Poverty Lab : Michael Kremer, le premier qui a pensé et démontré que

l’on pouvait faire des expérimentations de terrain robustes peu coûteuses

et rapides ; Abhijit Banerjee, fondateur du laboratoire, a montré que ces

méthodes d’expérimentation permettaient non seulement d’évaluer les

politiques publiques, mais aussi de changer la façon même de faire de

l’économie. Lorsqu’on ne peut pas mener d’expériences, construire et

adapter les modèles économiques devient la principale activité des

économistes. Nous avons créé un outil qui permet de tester toutes les

hypothèses, de formuler de nouveaux modèles à partir des résultats de

l’expérience.

Nous ne nous contentons pas de mener des micro-expériences dont les

résultats ne seraient valables que dans le temps et le lieu où elles se

sont déroulées : ils sont généralisables. En pratique, si on trouvait des

résultats différents à chaque expérience, je comprendrais la critique. Mais

ce n’est pas le cas ! Nos expériences de lutte contre l’ultrapauvreté

montrent toutes que cette aide est efficace ; de même toutes nos

expériences sur le microcrédit montrent que ça ne marche pas… Cela ne veut

pas dire que le microcrédit ne marchera pas un jour, quelque part, mais

pour l’instant nos expériences ne le montrent pas.

Le Poverty Lab a mené et mène des milliers d’expérimentations dans le

monde. Nous sommes 200 chercheurs à y travailler, plus 200 *fellow

travellers*, c’est-à-dire des collègues associés dans d’autres laboratoires

qui appliquent nos méthodes sur le terrain. Nous travaillons, bien plus

collectivement que la plupart des économistes. En cela, le Nobel récompense

et encourage, au-delà de nos trois personnes, un véritable mouvement, sans

lequel cette science ne pourrait pas se construire.

Si on ne pouvait pas tirer de conclusions générales de toutes ces

expériences cumulées, il n’y aurait pas de politique possible ! Si je

pensais cela, je ne pourrais pas me lever le matin…

Pour vous, l’économie est une science, une science expérimentale ou une

science sociale ?

L’économie est le travail que font les économistes, ce débat me semble

inutile. Il y a toujours eu, en économie comme ailleurs, des allers-retours

entre la recherche de principes et la vérification empirique de ces

principes. L’idée que la science économique puisse se passer de

vérifications a pu exister chez certains économistes. Mais les hypothèses

sur lesquelles sont construits leurs modèles sont de moins en moins

robustes au fil du temps.

Les économistes ont sans cesse tenté de les interroger par des méthodes

diverses : l’économétrie d’abord, les expériences naturelles ensuite.

L’étape suivante est celle que nous pratiquons, appelée dans notre jargon

« évaluation par échantillonnage aléatoire » (*randomized controlled

trials, *RCT), où l’on « crée » des expériences naturelles, qui sont ainsi

plus faciles à contrôler. C’est cela qui change radicalement la façon de

faire de l’économie.

Article réservé à nos abonnés Lire aussi « L’inégalité est idéologique et

politique » : les extraits exclusifs du nouveau livre de Thomas Piketty

<https://www.lemonde.fr/economie/article/2019/09/04/l-inegalite-est-ideol...

quoi servent les économistes ?

Certainement pas à prévoir quoi que ce soit… Ils sont utiles comme des

plombiers, pour analyser des problèmes spécifiques et proposer des

solutions qui marchent. J’ai fait de l’économie parce que je voulais être

utile pour la cité, en m’impliquant dans le détail de la vie en société.

Certains économistes vous reprochent, en vous contentant de ces

micro-expériences, de perdre de vue la « Big Picture », de négliger le rôle

essentiel des institutions et de leur réforme indispensable pour rendre les

politiques efficaces. Que leur répondez-vous ?

Je ne pense pas qu’il faut faire la révolution pour pouvoir changer les

choses. Il y a beaucoup de solutions qui marchent sans avoir à changer les

institutions. On ne peut pas faire grand-chose pour empêcher et prévoir les

coups d’Etat, les conflits armés, mais on peut quand même faire quelque

chose pour améliorer la vie des gens. Autrement, c’est se laisser aller à

la politique du pire. Je ne dis pas qu’il n’y a pas de difficultés

pratiques à mener de telles interventions (la corruption, les blocages

institutionnels, les rivalités politiques) mais ma philosophie est qu’il

faut agir quand même. J’ai de l’espoir, et il y a des raisons d’être

optimiste.

Tout empire dans le monde, surtout en ce moment, mais pas la pauvreté. Le

nombre d’ultrapauvres a été divisé par deux, la mortalité infantile aussi.

C’est l’effet de facteurs que l’on ne contrôle pas (la mondialisation des

échanges, les prix de marché des ressources naturelles) mais aussi d’une

approche plus pragmatique des questions de santé, d’éducation, des

programmes sociaux : la pauvreté a enfin été considérée comme un problème à

résoudre, et pas seulement comme une conséquence.

Par exemple, on a réduit de 450 000 le nombre de cas de paludisme dans le

monde en distribuant gratuitement des moustiquaires, grâce aux expériences

randomisées de ma collègue Pascaline Dupas *[prix du meilleur jeune

économiste 2015]* qui ont montré que la gratuité était plus efficace que *« le

juste prix »*préconisé par de nombreux économistes.

Article réservé à nos abonnés Lire aussi L’incroyable succès des

économistes français aux Etats-Unis

<https://www.lemonde.fr/economie/article/2019/11/04/l-incroyable-succes-d...

débat suscité par les travaux de Thomas Piketty, d’Emmanuel Saez, de

Camille Landais et de Gabriel Zucman sur les inégalités aux Etats-Unis, où

ils enseignent dans les plus prestigieuses universités, leur influence sur

le programme de la candidate démocrate Elizabeth Warren, et maintenant

votre prix Nobel… Diriez-vous qu’il y a une « école française »

d’économistes aux Etats-Unis ?

Les travaux de Thomas Piketty et de ceux qu’il a inspirés ont été publiés

au moment où la gauche américaine s’interrogeait : à quel moment avons-nous

raté le coche du décrochage des classes moyennes qui nous soutenaient ? Ces

travaux d’économistes engagés à gauche apportent une réponse. Leur succès

public est dû au fait qu’il y a une manière bien française de faire de

l’économie : contrairement à mes collègues américains, qui ne publient pas

ou peu de livres, le plus souvent à la fin de leur carrière, les

économistes français publient volontiers des livres accessibles au public.

Laurence Caramel

<https://www.lemonde.fr/signataires/laurence-caramel/>et Antoine

Reverchon <https://www.lemonde.fr/signataires/antoine-reverchon/>